LE MONDE | 20.12.2013 à 18h01 • Mis à jour le 20.12.2013 à 19h04 |Par Stanislas Dehaene (Professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France)
[...] Deuxième scandale dévoilé par l'enquête Deauvieau : nous sommes en 2013, et 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c'est-à-dire où l'enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu'il n'a jamais appris à décoder.
Seuls 4 % adoptent une méthode syllabique, qui propose un enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les sons. Or les résultats montrent que c'est ce système qui réussit le mieux aux enfants, et de très loin : 20 points de réussite supplémentaires sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension !
Ce résultat vient confirmer ce que trois décennies de recherches en psychologie cognitive ont démontré : seul l'enseignement explicite du décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple, une vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on enseigne ces principes parviennent plus vite, non seulement à lire à haute voix, mais également à comprendre le sens de ce qu'ils lisent.
Ce n'est guère étonnant : l'invention de l'alphabet a demandé plusieurs siècles, comment imaginer que l'enfant le découvre seul ? Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque son du langage avec une lettre ou un groupe de lettres ; et la relation entre la position de chaque lettre dans le mot écrit et l'ordre de chacun des phonèmes dans le mot parlé.
RECHERCHES FONDÉES SUR L'IMAGERIE CÉRÉBRALE
Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l'imagerie cérébrale, le confirment : tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau d'aires cérébrales, qui met en liaison l'analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique. Entraîner le décodage graphème-phonème est la manière la plus rapide de développer ce réseau – y compris pour les enfants défavorisés ou dyslexiques.
Comment expliquer qu'en France les stratégies de lecture qui ont prouvé leur efficacité ne soient pas proposées à tous les enfants ? La réponse est simple : la formation des enseignants ne leur a jamais expliqué qu'il existe une approche scientifique de l'apprentissage. Résultat : bon nombre d'enseignants « bricolent », selon le mot de Jérôme Deauvieau.
Leur enfer scolaire est pavé de bonnes intentions pédagogiques. Ils conçoivent l'enseignement comme un art, où l'intuition et la bonne volonté tiennent lieu d'instruments de mesure. Combien de fois m'a-t-on dit : « La méthode globale ne fait pas de mal, je l'emploie depuis des années, et la plupart de mes élèves savent lire. » Mais 5 ou 6 enfants par classe en échec, c'est précisément ce que crient les statistiques : 20 % des élèves n'apprennent pas à lire, et ce sont ceux de bas niveau socio-économique ; les autres réussissent parce que leur famille compense, tant bien que mal, les déficiences de l'école.
Partout ailleurs dans le monde s'impose pourtant l'idée d'une éducation fondée sur la preuve, c'est-à-dire sur une évaluation rigoureuse des stratégies éducatives, et de vastes études contrôlées, multicentriques et statistiquement validées.
Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux qui maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être mis en œuvre au plus vite dans les classes françaises. Il est urgent que la formation des maîtres inclue un bagage minimal de connaissances sur l'enfant et la science de l'apprentissage.
FOURNIR UN ENSEIGNEMENT STRUCTURÉ, EXIGEANT
Ces connaissances, quelles sont-elles ? Tout d'abord que, contrairement à ce qu'envisageait Jean Piaget (1896-1980), l'enfant n'est pas dépourvu de compétences logiques abstraites. Bien au contraire, le cerveau de l'enfant est structuré dès la naissance, ce qui lui confère des intuitions profondes.
Il est doté de puissants et rigoureux algorithmes d'inférence statistique. En conséquence, l'école doit fournir à ce « super-ordinateur » un environnement enrichi : un enseignement structuré et exigeant, tout en étant accueillant, généreux, et tolérant à l'erreur.
Les neurosciences cognitives ont identifié quatre facteurs qui déterminent la facilité d'apprentissage. En premier, l'attention : elle fonctionne comme un projecteur, qui amplifie l'apprentissage, mais dont le rayon d'action est limité. Le plus grand talent d'un enseignant consiste donc à attirer, à chaque instant, l'attention de l'enfant sur le bon niveau d'analyse.
Une expérience remarquable montre ainsi que le même alphabet sera appris rapidement ou, au contraire, totalement oublié, selon que l'on s'arrête sur les lettres ou, au contraire, sur la forme globale du mot : l'attention globale canalise l'apprentissage vers une aire cérébrale inappropriée de l'hémisphère droit et entrave le circuit efficace de lecture. On mesure ici combien la méthode mixte, en désorientant l'attention, cause de dégâts. [...]
Stanislas Dehaene, Professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France.
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