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  • : le vent qui souffle
  • : Un souvenir surgissait parfois des mots comme un djinn d'une jarre, un souvenir imaginé, un oubli imaginaire... Le jeu de l'oubli dans l'écriture consistait à donner une forme à ces souvenirs blancs qui s'échappaient comme des fantômes...
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5 juin 2014 4 05 /06 /juin /2014 23:04

 

Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…  

 

La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.


Aujourd’hui, Isabelle Pariente-Butterlin et moi avons uni nos voix pour échanger nos impressions et nos idées à partir de notre expérience de la vie sociale.

 

________________________________ 

   Je ferme les yeux. Car je suis fatiguée. De voir. Je me retire en moi-même. J'en ai assez. Du monde. Lassant. Décevant. Épuisant. Le puits sans fond du monde. Sans fin. Bêtise immonde. Je sais. Je ne peux pas m'abstraire. Cette bêtise est mienne. Aussi. Je n'y peux sans doute rien. Je me retire. Hors jeu. Je ne veux plus jouer ! Je n'ai jamais aimé ce jeu. Stupide. Non. Le jeu du plus fort. La bêtise est une force. Un coup de force. Fuir. Ne plus voir ça. Ne plus rien entendre. Pourquoi? Pourquoi cette impuissance? Pourquoi cette puissance de l'innaceptable? De la laideur? De la bêtise? Méchante bêtise. Méchanceté tout court. L'homme est un loup pour l'homme. Ce n'est pas un scoop. Ne me dis pas que tu le découvres! À ton âge? Oui, à mon âge. Mais tu vis dans un autre monde? Oui, je l'avoue. Je me suis déjà échappée. Mais pas assez loin. Pas assez longtemps. Trop bête, sans doute. J'ai cru... J'ai espéré... J'ai pensé... Enfin, le monde, les gens, ne changeront-ils donc jamais? Oui, oh je sais! On ne s'en tire pas comme ça! On ne se tire pas comme cela! Ce serait trop commode! Il faut le vouloir! Souffrir! Être marqué du sceau de l'opprobre! On ne se retire pas du monde sans subir les effets de la désapprobation des autres, de leur haine même, car ils ne supportent pas, non, ils ne supportent pas la différence, une différence qui, croient-ils, les pauvres, les nient, eux qui de toutes façons ne sont rien... Alors, au revoir ou adieu, je ne sais pas très bien, je ne sais rien, je ressens seulement, en ce moment, très fort, tellement fort! Ce besoin de fuir, d'en finir avec cette bêtise, cette méchanceté, ce pouvoir entre les mains de plus fort que moi, que nous, les maudits... Mais pourquoi?


     On ne s’en tire pas, on se retire, on se retire en soi, on se retire au loin, on fait comme on peut, on se retrouve en soi, on se déplace d’un pas, on cherche une place, un peu au loin, on fait comme on peut, on ne trouve pas, il n’y a pas de solution, on essaie de se mettre en retrait, on cherche des diagonales, des perspectives, des replis, on cherche dans le froissé du monde, on est soi, froissé, on est glacé, on se replie, et puis les autres se retournent, se rapprochent, se poussent, nous bousculent, encore une fois nous bousculent, ça a commencé comme ça, c’est comme ça que notre insertion dans le monde social a commencé, et depuis c’est pareil, c’est toujours, c’est ainsi, c’est comme ça, ça ne change pas, on se retire, on se pousse, on se retire en soi, au loin, et les autres, encore une fois, comme toujours, nous bousculent, viennent, s’approchent, on les regarde, et voilà ils nous bousculent, encore une fois, toujours, c’est toujours la même souffrance de la vie sociale.


     Je me souviens… Il y a très longtemps, tellement longtemps ! (C’est ridicule, pourquoi remonter aussi loin dans le temps ?) Dans la cour de l’école maternelle… (Non, tu plaisantes ? Tu n’éprouves quand même pas le besoin de faire appel à des souvenirs aussi puérils ?) Je sais, ce n’est pas sérieux. D’autant moins qu’il ne s’agit pas de méchanceté ni de réelle bêtise, mais tout de même, une sorte d’expérience désastreuse qui aurait pu dégénérer en drame… Tous les autres contre moi, ou plus exactement sur moi, entassés au-dessus de moi de tout leur poids, et je ne pouvais plus respirer !... (Ne crois-tu pas que tu t’égares ? Cet accident qui aurait pu mal se terminer n’aurait-il pas été simplement absurde comme tout ce qui touche à la condition humaine ?) Il n’empêche… J’ai le sentiment intime ou l’intuition que ce petit drame vécu dans la cour de l’école maternelle portait en lui tous les attributs de la souffrance sociale… Quelqu’un jetait des bonbons du haut d’une fenêtre ouverte et les enfants se sont rués en meute vers l’endroit où ils tombaient. J’étais sur leur passage. La meute m’a renversée et piétinée. Et je ne pouvais plus respirer. Voilà. Ces enfants ne faisaient aucun mal et la femme qui lançait des bonbons par la fenêtre était bien intentionnée. Quelle idée aussi de se trouver sur le passage d’une meute au galop ! Finalement, l’imbécile, c’était moi. A moins que…

 

     À moins que nous ne nous reconnaissions, entre nous, que nous reconnaissions comme une marque posée dès l’enfance, appliquée dès l’enfance, demeurée depuis lors, impossible à effacer, comme une première rencontre avec la vie sociale, qui en resterait pour nous l’expérience fondamentale, fondatrice. La première rencontre inimaginée avec la sphère sociale de l’existence, que nous avions d’abord conçue comme un temps limité, celui qui arrachait aux jeux sous les cerisiers en fleurs, dans les feuillages tremblants, celui qui arrachait aux courses sur la colline dont nous connaissions tous les mondes, celui qui demandait de lâcher la main rassurante de l’adulte qui ne se retrouverait qu’au soir et que nous saisirions d’autant plus que jamais, pas un instant nous ne voulions, nous n’aurions voulu la lâcher, que nous retenions, nous pensions que ce ne serait rien, presque rien, et voilà qu’elle ronge tout, qu’elle envahit tout, alors que sa saveur première fut amère, que nous n’oublierons jamais l’amertume de la rencontre avec elle, quelle qu’elle fût, nous en portons la trace dans le regard, quelque chose comme un voile qui ne se lève jamais et entre nous nous reconnaissons, il y a entre nous alors, comme une fraternité, mystérieuse, asociale, intacte de ceux qui n’ont pas oublié que tout ne fut pas toujours ainsi.


     Dans la plus grande des solitudes, où puiser la force sinon dans la reconstitution imaginaire du monde apaisé qui avait accueilli nos bonheurs d’enfant ? L’odeur du lilas, le bouquet tendu à la maîtresse, la promenade du dimanche et la séance de cinéma… sous le parfum singulier de chaque univers particulier, serait-il possible de retrouver la musique profonde jouée au plus profond des cœurs ? Silence… Les cœurs assoiffés se réfugient dans les replis du monde pour tenter de percevoir des notes inaudibles dans le temps de la vie sociale, jouées par des sortes d’anges… Folie ! Folles rêveries improductives ! Il faut sauver les apparences sociales et les rêveurs se cachent, mais ils guettent avidement dans le regard des autres le moindre signe de reconnaissance... Est-il possible que nous soyons seuls à souffrir ? D’autres avec nous ne soulèveront-ils pas le voile ? Sommes-nous si coupables d’avoir à nous cacher ? Les rêveurs s’efforcent de détourner les soupçons, de prouver qu’ils ne sont pas des sujets inadaptés à la vie sociale, insoumis ou révoltés, mais dans leur regard se lit la conviction que la vraie vie est ailleurs, et on les poursuit de sarcasmes, on intente leur procès…  


     Nous ne sommes pas seuls, n’est-ce pas ?, à souffrir, je ne le crois pas, je ne peux pas le croire, je les regarde, en réunion, ils sont assis, tous, autour de la même table dans la même salle sans âme, je regarde, un instant, je n’écoute pas, je ne les écoute, je les regarde, ils souffrent, tout le monde souffre, je détecte les traces de la souffrance sociale sur leur visage, il se crispe, d’eux tous, le visage se crispe, de différente manière, de différente façon mais de tous, les visages se crispent, je les regarde, j’observe, tics nerveux, ils tournent des crayons, ils les mordent, ils défont et refont des gestes, je les observe, tics nerveux, nous ne sommes pas seuls, nous ne sommes pas les seules, cette souffrance se détecte, crispe, transforme, ravine, abîme, déforme les visages, les sourires, les expressions, nous ne sommes pas seuls à souffrir de cette souffrance, sociale et quotidienne. Mais pourquoi alors sommes-nous seules à le dire ?


     Pourquoi ? Alors que le simple aveu de nos faiblesses et de nos aspirations pourrait lever les verrous de l’indifférence ou de l’hostilité ? Pourquoi s’obstiner à se cacher derrière les masques convenus de la sociabilité ? Quelle sociabilité ? Venue du fond des âges au point de se confondre avec la nature humaine, ou bricolée, falsifiée, ordonnée par de nouveaux maîtres issus du monde moderne ? Sommes-nous de nouveaux esclaves d’un monde en apparence plus clément, ou les éternelles victimes d’un jeu social immuable qui veut la soumission comme gage d’une efficacité qui serait la condition de notre survie ? Mais alors… Pouvons-nous nous satisfaire de l’excuse convenue que nous serions en vie dans le meilleur des mondes possibles ? N’est-ce pas ce clivage qui sépare les rêveurs insatisfaits des marionnettes dont le jeu social tire les ficelles ? A moins que même les marionnettes, les marionnettes aussi… ne gardent tout au fond de leur cœur la trace des paradis perdus, que la persistance des aspirations refoulées n’entre en conflit avec le format de la vie réelle, et que les tics nerveux, toute cette souffrance qui se détecte dans les expressions et dans les gestes, n’en soient qu’une si dérisoire conséquence…


     Nous : marionnettes, ficelles. Je me souviens de ce jouet, il me fascinait, je lui transmettais maladroitement mes gestes maladroits, par le biais des ficelles, et de cette petite pièce de bois. Je ne pensais pas que, des années plus tard, nous tiendrions de nous, marionnettes, ficelles, les cordes qui nous meuvent. Je ne pensais pas que je serais de moi la marionnette, articulant des phrases, articulant des gestes, nous, marionnettes, ficelles, de nous tirant les fils de nous, dans le social, nous, marionnettes, ficelles. Et puis à un moment, car c’est inévitable, et je ne vois pas comment il pourrait un jour en être autrement, de nous marionnettes, ficelles, les fils se distendront, nous finirons dans un coin, abandonnés, nous finirons ce que nous sommes, et d’être ce que nous sommes, pantins désarticulés. Nous, marionnettes ficelles. Et comme je préférais ce jouet, et comme il était tendre.


     Car l’enfant, dans l’immédiateté de ses jeux, croit avoir prise sur le monde. Rien ne limite la liberté de ses projections aventureuses dans l’univers qui se déploie entre ses mains ouvertes. Les personnages qu’il investit sont à son image, libres et joyeux. Les marionnettes avec lesquelles il dialogue provoquent autant qu’elles suivent le mouvement des ficelles en prenant part à la danse, car l’enfant ne supporterait pas que ces morceaux de bois soient privés de leur âme ! Aussi, l’ancien enfant devenu adulte proteste contre cette étrange inversion qui a fait de lui un Pinocchio puni… Que peut-il faire pour retrouver la liberté, pour rejoindre le monde rêvé de son enfance ? Les autres marionnettes du jeu social accepteraient-elles de faire un pas de danse avec lui ? Jour après jour, il s’attelle consciencieusement à son travail car il sait que l’entretien de la vie, individuelle et collective, nécessite de lui des efforts. Mais à quoi servirait-il de vivre s’il fallait renoncer à la joie ? La nostalgie fait place au découragement, guetter dans le regard des autres l’étincelle qui rallumerait le feu devient désespérant…


     L’ancien enfant devenu adulte ? Vois-tu, je ne sais pas. Que reste-t-il de nous (enfant) dans nous (adulte) ? Ton affirmation me pose cette question. Avons-nous à ce point renoncé, avons-nous à ce point reculé que nous ne soyons plus que des enfants, anciens, vieillis, trahis ? Avons-nous à ce point appris à renoncer que nous ne soyons plus que cela, pauvre de nous ? Ce serait tout à fait tragique n’est-ce pas ? Qu’avons-nous fait de l’enfant que nous avons été ? À quel moment l’avons-nous abandonné ? L’avons-nous seulement abandonné ? Je ne me souviens pas. Si c’est le cas, s’il en est ainsi, ce ne peut être qu’à un moment froid de la vie, sous une pluie fine et glacée. Avons-nous lâché sa main, un soir où nous pleurions, un matin où nous désespérions du jour, même du jour à venir ? De cela même je ne suis pas sûre, à cela même je ne comprends rien, et toutes les hypothèses, fragiles comme elles le sont, se heurtent comme des papillons de nuit à la lampe suspendue dans le soir et dans le jardin. Mes questions ne sont pas des affirmations : réponds-moi.


     Oh non, pas toi ! Toi, tu n’as pas renoncé, tu n’as pas abandonné cet enfant qui continue de te tenir la main surtout quand la pluie est fine et glacée ! Surtout quand, au bord des larmes, tu sens le désespoir t’envahir au point de tomber dans le gouffre épouvantable d’une sorte de folie ! Mais n’est-ce pas alors cet enfant qui te prend la main, qui t’encourage, qui te guide doucement vers le point de lumière qui t’aidera à remonter ? Vois-tu, je me débats comme toi et avec toi entre toutes les hypothèses qui tourbillonnent dans ma tête comme les papillons de nuit attirés par la lumière… Est-il seulement possible de ne pas finir par se brûler les ailes ?... Je crois cependant que le salut est dans ce mouvement du langage qui emporte nos phrases vers la promesse d’une illumination…


     Oh ce rêve de l’envol ! Et comme il nous tient, n’est-ce pas ?, et comme il nous empêche de nous aller écraser sur le béton brut du monde. Parfois, il me semble que le rêve de l’envol ne sera jamais son absolu, qu’il lui manquera toujours la réalisation, et que nous qui rêvons le ciel nous en reviendrons toujours et immanquablement sur le sol en béton d’un hôpital. Qu’il soit lustré, ciré, et que des lessiveuses activées par des femmes au regard fatigué et aux horaires impratiques pour elles les nettoient une fois par jour ne change rien à l’affaire : nous manquons immanquablement notre rêve de l’envol, et finissons toujours de la même manière, entre les murs de béton d’un hôpital qui empêche tout envol. Parfois, vois-tu, je désespère et il me semble que l’espoir est une torture plus sûre encore, qu’il vaudrait mieux prendre son tour dans les escalators et ne pas tenter de courir vers la sortie du métro.


     On n’empêchera jamais Icare de chercher à s’envoler, de se jeter dans le vide en se confiant à la force du vent, d’ouvrir les bras pour  tenter d’étreindre le monde. Icare ne se fait pas d’illusions, il sait qu’il se brûlera les ailes et que sa chute sera fatale. Mais tel est son destin. Et quand la vie l’oblige à prendre son tour dans les escalators du métro souterrain, il ronge son frein, patiente en rêvant d’un nouveau départ, à moins qu’il ne croie mourir de désespoir ou d’ennui. Icare ne sera jamais un robot. On oblige parfois (souvent ?) les êtres humains à se comporter comme des robots. On les fait travailler à la chaîne. On exige d’eux des normes de productivité et de compétitivité. On les chronomètre, on les fait marcher à la baguette et au son du tambour. On les discipline, on leur apprend à être de bons petits soldats. Pour obtenir d’eux les comportements souhaités par les chefs, on manie la carotte et le bâton. Icare est ainsi changé en âne. Mais les ânes, même les ânes se rebiffent. Alors, Icare ?...


     Nous sommes tous des Icare. Il faut imaginer Sisyphe heureux, disait Camus. Cela, vois-tu, je parviens à le faire. Je parviens à imaginer Sisyphe heureux quand il pousse son rocher, et même, à la limite, quand le rocher retombe, je parviens, vois-tu, à suivre l’idée jusque là. Mais tous ces Icare que tu identifies dans le monde, tous ces Icare qui passent, rasés de près et sentant l’after-shave, un peu trop d’ailleurs, et elles, maquillées, perchées sur leurs talons, tous ces Icare partant dans leur journée comme on part au combat, un combat dont on sait qu’il recommencera exactement semblable le lendemain, est-ce cela qu’on appelle le bonheur, sont-ils heureux ? Je les regarde sur les escalators, dans le métro, dans la rue, traversant en foule quand le feu devient vert, je les regarde, et je ne peux pas m’empêcher de penser, comme toi, qu’ils sont des Icare, tous, et que sans doute ils rêvent d’envol… mais après tout je n’en sais rien. Les autres me sont un mystère insondable.


     Mystère insondable, en effet, que l’intériorité de l’autre en face de soi. Pourtant, autrui n’est-il pas notre semblable ? J’ai cette faiblesse de continuer à penser que nous sommes essentiellement fraternels, malgré tout ce qui me répugne dans les comportements de certains, malgré tout ce qui agresse l’idée que je me fais du bien commun. Car, en réalité, je déteste les jeux de rôle que la collectivité me pousse à jouer ! Je n’ai pas envie de maquiller mon visage ou de mettre en péril mon équilibre sur des talons hauts pour convaincre les autres de ma féminité ! Je n’ai pas envie de jouer au cadre dynamique qui ne vit que pour la prospérité de l’entreprise qui l’emploie ! Je n’ai pas envie de correspondre à cette battante donnée en modèle censée faire l’impossible pour concilier toutes ses vies, professionnelles et privées ! Je n’ai pas envie de faire croire que dans la vie tout est nickel, sans taches et sans problèmes… Je rêve d’un monde où je me sentirais mieux, où je trouverais plus facilement ma place, dans lequel mes possibles qualités ou faiblesses seraient reconnues et acceptées en toute simplicité, un monde où je pourrais me déployer... Mais alors, pourquoi ? Pourquoi cette comédie ?...


     Pourquoi alors ces souffrances que nous nous infligeons ? C’est à n’y rien comprendre, ou du moins, pour moi, je n’y comprends rien : nous nous imposons des souffrances et nous les imposons aux autres, blessures, la vie sociale est une suite de blessures, c’est à n’y rien comprendre, ainsi, nous souffrons tous, comme des chiens, à nous entre-déchirer, «comme des chiens, oui, comme des chiens », ainsi nous nous déchirons tous sur les barbelés de la vie sociale, nous nous déchirons, souffrances, imposées, de la vie sociale. Mais seulement parfois, inespérées, se déploient les modulations d’une voix fraternelle : miraculeuse.


     Miraculeuses modulations d’une voix fraternelle… « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » Paradoxe que la singularité de cette amitié qui semble inexplicable et du caractère universel prêté à l’union des deux âmes amies, telle que l’évoque Michel de Montaigne dans les Essais, Livre I, XXVIII, « De l’amitié »… Amitié unique et miraculeuse qui pourtant, par son caractère universel, serait une expérience accessible à chacun ? N’est-ce pas Etienne de La Boétie lui-même qui, dans le Discours de la servitude volontaire, apporte des éléments de réponse ? L’amour de la servitude sociale se serait malencontreusement substitué au désir premier de liberté des êtres humains depuis leur chute accidentelle dans la soumission aux tyrans, qui usent de multiples stratagèmes dérivatifs pour les maintenir dans cet état. Mais certains sentent néanmoins le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer : « Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas… de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant… Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramèneraient ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât. » La vie sociale nous détourne de l’essentiel, de ce que nous sommes en profondeur. Elle nous divise et nous jette les uns contre les autres dans la négation de ce que nous sommes vraiment : « Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, […] nous a tous créés et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. »


     Alors, si je comprends bien, la figure de la réconciliation est impossible. Il reste à chercher des instants de grâce, mais ils sont, ils demeurent, ils demeureront incompréhensibles et nous ne pourrons que les espérer, les implorer, les invoquer, mais ils demeurent incompréhensibles et inespérés. Comme est inespéré le don pur de l’amitié. J’aurais aimé penser, vois-tu ?, que la réconciliation avec le monde social était possible. Parce qu’au fond je ne sais pas pourquoi nous en souffrons tous, et prolongeons tous cette souffrance à l’identique. C’est bien ce qui se passe et c’est un paradoxe : nous prétendons tous en souffrir, nous prétendons tous que le monde social nous est une blessure, et nous prolongeons tous cette souffrance possible, nous la maximisons, la radicalisons au lieu de l’atténuer, au lieu de la détourner. Est-il donc impossible de trouver la clef, et de rendre, supportable, simplement supportable, la vie sociale ? J’attendrais que nous changions cela. J’attendrais de la politique, même, vois-tu ?, que nous nous attachions à changer cela. Au lieu de le réitérer et de l’amplifier. Est-ce absurde ?


     Je crois qu’il nous faut travailler dans deux directions : chercher à retrouver, dans la mesure du possible, notre liberté première et accepter de penser que malgré tout, malgré le dégoût souvent ressenti et la honte d’appartenir à la gent humaine, responsable des horreurs de l’Histoire, l’étincelle et la grâce restent possibles pour chacun d’entre nous. Sinon, ce serait, effectivement, à désespérer… Le don pur de l’amitié nous aide à entretenir la flamme. Nous passons dans le monde et nous sommes des passeurs. Puissions-nous transmettre ne serait-ce qu’un peu de lumière ! Mais le désespoir guette, et les forces manquent, l’envie d’en finir avec le monde devient plus forte que tout… Restent, heureusement, les modulations de la voix fraternelle ! Se réconcilier avec le monde social n’est pas vraiment possible puisque nous ne pouvons y être pleinement heureux. Je sais, néanmoins, que si l’école de la République ne m’avait pas appris à lire et à écrire, je ne pourrais pas, aujourd’hui, déployer toutes ces phrases qui me donnent un espace de liberté. Il existe un bien commun pour lequel il est légitime de lutter par les voies de la politique, et dont il faut sans cesse repréciser les contours. Le monde social ne peut s’améliorer que par la Loi qui substitue le Droit à la loi du plus fort. Mais pourquoi donc les tyrans trouvent-ils si facilement des serviteurs volontaires ?  

 

 

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commentaires

B
<br /> maintenant que la "presse" est passée, plaisir de revenir sur votre dialogue et cette façon dont les idées rebondissent, en accord, entre ces deux voix si bellement personnelles et<br /> reconnaissables<br /> <br /> <br /> merci à vous pour cette plage intelligente au petit matin...<br />
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D
<br /> serviture et solitude volontaires...<br /> <br /> <br /> (J'aime que les deux voix soient visibles)<br />
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