Mon goût pour la lecture et sans doute aussi pour l’écriture venait à n’en pas douter des longs après-midis dominicaux passés chez ma grand-mère paternelle. Après sa mort, mon père avait rapporté chez nous ses piles de journaux. Plusieurs années après, je les lisais encore. Chroniques, éditoriaux, articles de fond, reportages, enquêtes, feuilletons, prédictions, l’ensemble formait une sorte d’almanach complexe qui me donnait accès à des savoirs hétéroclites qui n’étaient pas censés concerner ma vie d’enfant. Mes fouilles répétées dans ce millefeuille appétissant avaient fini par dégager le socle d’une sorte de sagesse composite qui me donnait des airs d’adulte. La pâte à papier des journaux se modelait entre mes mains curieuses en objets de réflexion qui, de rebond en rebond, m’attiraient aux limites des questions possibles. Les imprimés apportaient leur lot de réponses que ma conscience toute neuve confrontait à mon peu d’expérience. Je me faisais une idée du bien et du mal à propos de sujets qui me conféraient une longueur d’avance sur l’existence. C’était comme si j’apprenais la vie dans les coulisses.
Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir rêvé ma vie. D’être le personnage d’un roman analogue à ceux que lisait ma grand-mère autrefois. Qui suis-je sinon le souvenir de moi-même ? Que sommes-nous sinon des reflets fugaces aperçus parfois dans le tryptique d’un miroir ? Voici donc qu’approche le point final de cette méditation commencée dans les vapeurs d’une bière oubliée. L’élasticité de ma mémoire m’a conduite de rebond en rebond sur la trajectoire de ma prime jeunesse, dans les rues de A.
J’ai parcouru les rues de cette ville pendant une quinzaine d’années, de 1955 à 1970 environ. Je n’y reviendrais jamais plus après 1980, l’année de la mort de mon père. Non seulement j’avais été incapable de me représenter, enfant, ce passé si proche où la ville avait été rasée, au début de la première guerre mondiale, mais je n’avais pas soupçonné la disparition si rapide de mes parents qui incarnaient alors pour moi la permanence (le décès de ma mère date de 1974). Maintenant que je suis sereine, (presque) complètement sereine, je peux me souvenir de A.. Peut-être même y retournerai-je un jour prochain, pour fermer une boucle, avant de clore l’orbe de mon parcours sur la terre. Ou peut-être que non. Non, je n’irai pas confronter le mythe de mes souvenirs à la réalité physique d’une ville et d’une vie qui ne sont plus miennes. L’élasticité de la mémoire vécue irait se rompre contre les arêtes vives d’un présent où je n’ai plus ma place. La vraie vie est dans la force du lien qui tisse la complexité de l’expérience. Parcourir, aujourd’hui, les rues de cette ville serait anecdotique. Elle n’abrite plus mes rêves et plus personne ne m’y attend. Pire, je risque de trouver là-bas un désert. Dans d’autres villes qu’il m’arrive de traverser à l’occasion d’un voyage, mon regard neuf s’accroche aux formes, lignes épurées de l’architecture contemporaine ou volutes des villes anciennes, pour les faire chanter et m’enchanter. Je les laisse me soulever et m’inspirer. Elles me racontent, à leur façon, une histoire en apesanteur. Là-bas comme ici, je ne ferais que passer, mais là-bas, le passé serait pesant, ici, je me repose dans les oasis de ma mémoire...