C'est précisément la montée d'une prétention scientifique qui va conduire les économistes du XIXème siècle à donner à la rationalité un contenu plus explicite. Ils marchent en cela sur les traces d'un grand pionnier, Anne-Robert-Jacques Turgot (1727-1781), qui fut notamment ministre de Louis XVI. En 1769 déjà, Turgot pose les bases d'une théorie du fameux homo oeconomicus, cet agent sans passions, sans humeurs et sans contraintes sociales qui cherche à optimiser l'emploi des diverses ressources disponibles en vue de son propre bien-être.
A la fin du XIXème siècle, le mariage de l'utilitarisme de Jeremy Bentham (1789) - actualisé par John Stuart Mill (1848) - et de l'économie néo-classique de Léon Walras et Vilfredo Pareto va, pour longtemps, installer la vision désormais dominante d'une rationalité économique forte: tous les choix économiques résultent d'un calcul de maximisation de l'utilité sous contrainte. La dimension idéologique du programme de recherche économique se fond alors dans sa dimension scientifique.
A partir de là, l'économie orthodoxe ne cessera d'accroître le champ d'application de la rationalité forte. En 1944, prolongeant les travaux de Bernoulli (1738), John von Neumann et Oskar Morgenstern étendent le modèle du choix rationnel aux choix en univers incertain, en substituant la maximisation de l'espérance d'utilité à la maximisation de l'utilité.
En 1957, Anthony Downs fonde une Analyse économique de la démocratie qui explique les phénomènes politiques par les comportements rationnels d'électeurs et d'hommes politiques maximisant leur utilité individuelle. Peu après, Gary Becker pose les bases d'une extension de la logique du calcul rationnel à tous les domaines du comportement humain jusqu'alors considérés comme extra-économiques: le mariage, la fécondité, la religion, la criminalité...
En 1961, John Muth émet l'hypothèse des anticipations rationnelles, qui sera reprise dans les années 1970 par la nouvelle macroéconomie classique. Pour la nouvelle macroéconomie dominante, les individus sont, en moyenne, capables de faire des prévisions correctes parce qu'ils utilisent toute l'information disponible et connaissent parfaitement les mécanismes à l'oeuvre dans l'économie.
Ainsi, de l'intuition initiale d'une quête raisonnée de l'intérêt personnel, on est passé au postulat d'une rationalité cognitive, instrumentale, individuelle et collective, absolument parfaite. Quel que soit le problème considéré, les individus sont toujours en mesure d'identifier et de réaliser effectivement le meilleur résultat possible à la fois pour eux-mêmes et pour la collectivité!
Devant ce qui ressemble fort à un authentique délire rationaliste, les détracteurs de la science économique ont beau jeu de faire valoir que, dans le monde réel, les individus se trompent et que la libre poursuite des intérêts personnels dans les économies de marché produit aussi de gigantesques ratages, un gaspillage catastrophique des ressources non reproductibles, l'essor d'une économie criminelle, des drames sociaux, des crises à répétition, etc.
Jacques Généreux, Les Vraies lois de l'économie, Seuil, p. 209-212