Tout bien pe(n)sé
I Corde
II Fil
III Fil de l'eau
IV Lignes de fuite
V Limite
VI Partition
VII Horizon
VIII Lignes d'écriture
I Corde
Selon la théorie des cordes, l'Univers tiendrait par des bouts de ficelle. | |
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II Fil
Cliché? Je les ai pourtant bien vues, ces portées d'hirondelles alignées comme des notes sur les fils électriques tendus à travers la campagne! | |
III Fil de l'eau
glisse
la barque sur l'eau sillage
lignes de fuite clapotis tendre berceuse
si légère et si facile pesanteur abolie je glisse
je glisse je lisse ma vie si limpide soudain
douce ivresse des rimes des rames je m'arrime
mirages à des images de rivages
hospitaliers et enchanteurs
tendre berceuse
à l'ombre du feuillage qui miroite dans le profond de l'eau claire
Je recherchais, comme les autres voyageurs, les correspondances qui m'arrangeaient. Comment rejoindre Chemin Vert ou Sentier , les lieux de mon ancienne liberté? Comment éviter Bastille ? Près de Nation existait Rue des Boulets. Nous n'avions rien pu faire contre les catapultes! Rosana tournait le dos à la gare de l'est. Je regardais avec elle dans la direction de la Seine. Quelques bateaux de papier que j'avais lancés jadis au fil de l'eau continuaient peut-être à voguer vers le grand large! Monter dans une rame, ne pas me faire prendre, oser descendre entre le Palais de Justice, l'Hôtel-Dieu et Notre-Dame, était un projet d'une grande envergure... Je pouvais préférer Montparnasse, qui souhaitait la Bienvenüe. Changer à République, me laisser guider par le parfun des Lilas. M'arrêter à Belleville, m'installer sur la Place des Fêtes. Continuer de guetter tout ce qui arrivait de la station Bonne-Nouvelle...
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IV Lignes de fuite
Le mannequin demandait au soleil en fugue ses papiers d'identité derrière la vitrine. A Pantin, dans le plus grand café de la ville, le fugitif, un bois-sans-soif ou puits-sans-fond, fit volte-face et disparut de l'autre côté en sautant par dessus la clôture. Le patron de l'établissement voulut régler ses comptes mais dans les règles, il passa par la porte devant un ancien potier et se mit à courir en lançant des mots à la cantonade: " Si vous le rattrapez, je vous offre un pot..." Nombreux furent les poursuivants qui encerclèrent le sergent de ville qui régulait la circulation au milieu d'un rond-point dans le premier virage. La vie se macadamisait tandis que les avis divergeaient. La forme ronde est sans appel. L'inconnu s'était envolé de tous les points du cercle. Il n'y avait plus qu'à rentrer au Globe, c'était le nom du café-théâtre où se réunissait toute la troupe. La nouvelle fit la tournée des popotes. Chacun y allait de sa dissonance. " Moi, madame... " " Moi, monsieur... " S'il survit après un pareil carambolage, nous lui mettrons la main dessus. " " Puis le poing. " " On n'a pas idée de se conduire ainsi... " Toutes les règles sont transgressées, c'est la partition générale... " A bon entendeur, moi, je continuerai de respecter les intervalles... " Le centre est culturel, il n'est pas permis de douter... " " Un personnage ou une personne sans âge, c'est tout comme... " " Sylvie... " Là, je m'insurge, un début, une fin, un lien entre les deux, un non-lieu ensuite, je ne reviendrai plus sur mon verdict!... " Des verres de blanc étaient distribués invariablement à l'assistance. On réclama un porte-voix.
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J'étais montée dans un compartiment dont les portes étaient encore ouvertes devant moi. Je suivais une gamine de mon âge qui accompagnait une femme. Je m'étais assise en face d'elles. La gamine avait l'air gentille, je lui avais souri. Elle m'avait répondu en avançant vers moi son sachet de bonbons. Je me penchais déjà pour attraper une papillote flamboyante. La femme m'avait giflée sans le vouloir en écartant la gamine avec son bras. Elle avait murmuré des mots à son oreille. Je les avais regardées, blotties l'une contre l'autre. Leurs yeux fuyaient sur les côtés. Je les trouvais jolies, leur peau était rose. Je ne pouvais pas me regarder en face mais je voyais bien que le bout de mes ongles était noir. La rame avait pris de la vitesse. Elle s'emballait, nous plongeait dans un trou noir. Les gens se laissaient ballotter. Je n'étais pas un colis ordinaire, je me demandais si la femme allait me signaler. J'imaginais la casquette du contrôleur chargé de m'accueillir sur les quais inondés de lumière de la nouvelle station où le métro s'arrêterait brutalement en freinant au dernier moment. J'avais pris peur. J'avais bondi vers les portes coulissantes. Je m'étais glissée comme une couleuvre à travers la fente de leurs battants à peine entrouverts. Je m'étais immédiatement fondue dans la foule. La rame était repartie après un coup de klaxon en emportant mon amie de quelques secondes. Passagère clandestine, débarquée je ne savais où, j'avais alors cherché tristement la direction Strasbourg-Saint-Denis. Je me faufilais comme si de rien n'était entre les voyageurs. J'essayais de me faire passer pour quelqu'un de leur famille. Je choisissais les moins pressés pour marcher tranquillement à leurs côtés. Juste un peu derrière, légèrement décalée, prête à détaler.
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A part quelques distraits, des amoureux et des vieillards, chacun paraissait connaître avec certitude le sens de sa destination. Les rames du métro s'arrêtaient en chuintant. Très vite elles repartaient alors qu'un voyageur plus lent se dégageait parfois en cassant un fil de son vêtement. Quand la station était déserte, je m'interrogeais sur la ligne de fuite des rails brillants qui s'enfonçaient dans le tunnel...
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V Limite
Le langage me transporte dans des lieux qui seraient inhabitables sans l'abri des mots. Leur approximation me permet de circuler dans un espace ouvert par mes désirs et fermé par mes peurs, restreint par mes limites, borné par mon ignorance. La parole organise mon espace de vie et crée la possibilité du rêve. Les mots du dictionnaire se présentent à moi comme des consignes qui tourneraient autour du Signe. La spirale des significations m'emporte dans un puits sans fond, sans fin...
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Il m'est arrivé une chose étrange... Pendant quelques heures, j'ai perdu une partie de ma mémoire. Mais je n'ai aucun souvenir de ces quelques heures. On me l'a raconté. Quand j'ai repris conscience, j'ai douté de la pertinence des témoignages. Pas longtemps. Car les personnes qui avaient été présentes n'avaient pas l'air de rire et la façon dont je me souvenais qu'elles se comportaient dans le continuum espace-temps normal était on ne peut plus sérieuse. J'avais rétrogradé dans le passé au niveau des années 2000/2004. L'année 2013 me paraissait relever de la science-fiction. Les événements de la décennie écoulée s'étaient effacés de ma mémoire. Ce qui m'étonne le plus n'est pas tant leur disparition cognitive que l'effacement total des affects qui leur sont liés. Ainsi donc, ce qui me tient tant à coeur et dont j'ai retrouvé l'importance en même temps que la mémoire n'existait plus dans le champ de mes émotions? Comme si j'avais été égarée dans un couloir du temps sans rapport avec le monde réel qui était pourtant encore le mien au moment de la privation de mémoire. Evidemment, ce genre d'expérience pose la question de l'identité. Qui suis-je s'il peut arriver que je ne sois plus moi? J'étais dans la position d'un-e humain-e victime d'une machine à remonter le temps et coincé-e dans une portion du passé. Les autres me parlaient depuis l'avenir. Ces autres connaissaient avec exactitude la partie de mon passé qui était devenue pour moi un avenir que je pouvais certes m'efforcer d'imaginer en fonction des désirs que je projetais à l'époque où j'avais régressé mais dont j'ignorais totalement la teneur précise. Retour vers le futur? On m'a dit aussi que je posais sans cesse les mêmes questions car j'oubliais instantanément les réponses. Un jour sans fin? L'imagination des cinéastes a peut-être reçu le coup de pouce d'un "ictus amnésique" tel que celui que j'ai subi. Le hasard veut que j'aie commencé une série de textes censés avoir été écrits en 2028. Aurais-je déjà vécu à l'horizon de cet avenir? Qu'est-ce que la prémonition? Aurais-je fait une sorte de rêve dont je ne me souviendrais pas mais qui me laisserait un vague goût de "déjà vu, déjà oublié"? Dans ces conditions, puis-je encore dire Cogito sum? Et si nous étions collectivement enfermés dans une sorte d'illusion? Il me plaît parfois d'imaginer que le couloir de temps dans lequel nous vivons débouche sur une espèce d'espace-temps paradisiaque qui dénouera un jour tous nos problèmes. Comme le petit prince de Saint-Exupéry quand il désire retourner dans sa planète, il nous faudrait pour l'atteindre abandonner sur place l'écorce de nos corps. Mais que garderions-nous alors de nous-mêmes? J'aime les contes. Je préfère oublier que ma mémoire est corporelle et qu'elle s'anéantira vraisemblablement tout entière en même temps que s'effondreront mes neurones au moment de ma mort. Mais, qui sait?...
VI Partition
Je reçois la visite d’une amie d’enfance pour une remontée sereine dans le temps… Elle me récite des poèmes en langue allemande, que je ne comprends pas. J’aime le son de sa voix, sa diction. La musique des mots qu’elle libère en sachant, elle, ce qu’elle dit, me procure une émotion forte malgré l’absence, pour moi, de sens… Je l’emmène sur des chemins déserts que j’ai l’habitude d’emprunter. Il y a longtemps, nous avions fait ensemble quelques voyages. Devant nous, le paysage est neuf.
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VII Horizon
Il fait froid, gris, je marche tête baissée, parfois je lève le nez pour regarder le ciel, la forme des nuages, je cherche une lueur, rien qu'une lueur, si peu, un peu de bleu qui me rappellerait tes yeux, si beaux, j'ai l'impression que tu me regardes, je délire, j'ai froid, je frissonne de fièvre, je parcours les rues en attendant la nuit, les gens de la maraude me donneront une couverture et une boisson chaude, et je m'endormirai, peut-être, un peu, et j'oublierai, peut-être, un peu, quelques instants, un moment, je rêverai, non, je ne sais plus rêver, je referai le même cauchemar, recroquevillée sur mon carton, dans l'entrebâillement d'une porte cochère, j'allumerai des allumettes, je fumerai lentement des cigarettes, je me cacherai pour me protéger car j'ai peur, j'ai peur du monstre froid qui m'a brisée, je ne comprends pas, je croyais, je pensais, est-il possible, il suffirait, tout au long des rues, pourquoi, je vois le regard des gens me traverser sans me voir, tout au long des rues, je suis invisible, pour eux, je n'existe déjà plus, combien de temps, errer, divaguer, je ne veux pas rentrer dans leurs cases, je suis libre, libre de refuser ce qu'ils croient bon pour moi, à ma place, ici et là, au moins, sur ce parcours, je garde l'illusion de choisir, de m'arrêter, sur ce banc, au pied de cet arbre, sous les fleurs des cerisiers, bientôt, car moi aussi je continue d'espérer le printemps, c'est encore chevillé quelque part, le goût du beau, l'espoir du mieux, sinon, je ne marcherais plus, non, je ne m'effondre pas, je m'appuie contre ce mur, cette façade, je glisse sur le sol, je m'assieds, je me couche, je m'endors... enfin... tes yeux qui me fixent, bleus comme le ciel au-dessus de moi...
VIII Lignes d'écriture
Un souvenir surgissait parfois des mots comme un djinn d'une jarre, un souvenir imaginé, un oubli imaginaire... Le jeu de l'oubli dans l'écriture consistait à donner une forme à ces souvenirs blancs qui s'échappaient comme des fantômes... |
J'enlève les serviettes de toilette du séchoir et je les plie pour les ranger. Pour les utiliser, je les déplie. Combien de fois? Répétition des gestes et des postures. Je ploie, je me déploie. Je défroisse les mots, j'arrange les plis de mes phrases. Je n'aime pas repasser car je m'ennuie devant la table, mal au dos, fatigue. Je n'aime pas me courber en écrivant. Je regarde mon ordinateur droit dans les yeux. Les pages virtuelles s'affichent, s'effacent, se déroulent comme un papyrus dans le cadre rectangulaire de son écran. Souvent mes pensées s'effilochent comme le tissu du linge de la maison. Je tâche de les recadrer dans les fenêtres de temps que le travail routinier laisse ouvertes. Je ne peux rien contre l'usure, sinon parfois, raccommoder. Je suis Sisyphe, je ploie, je me déploie...
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Comment dire? Je voudrais tant l'exprimer! Les mots tentent une approche et se retirent, le déploiement des phrases se heurte à l'objet compact de mes impressions qui se bousculent comme des molécules agitées dans un trou noir, je n'y parviens pas, je me sens incapable de traduire en temps réel le flot qui me submerge, trop de bonheur en même temps, un peu d'exaltation, un peu d'ivresse des sentiments et des sens, je voudrais tant , je ne le peux pas, cette graminée m'émeut par l'élancement de ses tiges et la sobriété légère de ses fruits qui ondulent dans l'air tiède, je n'y parviens pas, je me sens incapable de traduire en mots l'émotion suscitée par l'infime balancement de ces tiges si fines qui tracent comme des lignes d'écriture dans l'espace libre de la fenêtre au-dessus de la cour, hélas, je voudrais tant, exprimer la gratuité de la beauté de cette fleur délicate dont je ne connais même pas le nom et dont la couleur rouge colore de joie la prairie du jardin, hélas, est-il possible de réussir à mettre en musique l'ensemble des sensations à l'origine de la joie qui m'oppresse? je voudrais tant l'exprimer! et dire l'acquiescement qui me vient à la vue de la première corrosion de la fin de l'été sur quelques feuilles déjà caduques, car hic et nunc, miracle de la conjonction des circonstances de ma vie, à ce moment précis de mon histoire, je dis oui, et merci, au substrat qui me porte et m'emporte, à la floraison éphémère de nos actes, à l'oraison funèbre qui s'élève de l'humus de la terre, à l'humour souriant des végétaux qui nous font la leçon de la vie, à leur/à ma fragilité, à nos amours...
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