La voisine disait que j'avais de plus en plus triste mine. Je perdais mes couleurs, je manquais de distraction, il fallait que je m'évade un peu. La voisine aurait mieux fait de se taire, ma figure ne regardait que moi. Je me regardais quand je voulais. Le matin, vite fait, pour me débarbouiller. Je ne voyais que du savon blanc comme de la neige sous une frange de cheveux noirs. Les couleurs de la voisine étaient une invention. Toutes nos photos étaient en noir et blanc, celles de l'école aussi. Mon visage était une habitude, je n'y pensais même pas. Je l'examinais quand il était immobile et plat, brillant, parfois mat, seul ou dans un groupe, séparé de mon corps ou posé tout en haut comme un ballon. Depuis le début de ma vie, d'un cliché à l'autre, je constatais de grandes différences. Il était surprenant que j'eusse pu être ce tout petit enfant que je ne reconnaissais pas, qui avait laissé cette empreinte à la surface d'un papier. On aurait dit que je m'étais évadée de mes corps successifs. Que leurs écorces avaient été déposées sur le support des photographies. Je n'avais pas fini de grandir mais il ne m'aurait pas déplu de rester à la hauteur du moment où je vivais. Au stade connu de mon enfance, juste avant qu'elle ne finisse. Avec ma frange de cheveux noirs et mon visage blanc, rond, sous les bulles de savon. Moi pour de vrai, pas seulement une image. En train de faire grincer la chaise devant la table où je regardais nos photos. Les négatifs faisaient pâle figure à côté de leurs doubles réussis. C'était peut-être ce que voulait dire la voisine et qui inquiétait ma mère. Les couleurs qui s'effaçaient de mon visage devaient lui donner l’aspect d’un négatif. Je me pinçais, j'étais réelle. Il était impossible que le regard de la voisine me traverse déjà comme un rayon X…
Couleur sienne, éditions La Chambre d'échos.