Jamais elle n'avait entendu auparavant dans le son de sa voix ces intonations douces et flexibles, nuancées et modulées comme la musique qu'il avait parfois jouée en famille, autrefois, lorsqu'elle était enfant... Il lui avait aussi raconté la guerre en mai 1940, la défaite fulgurante, sa blessure, l'évacuation à l'hôpital, le rendez-vous manqué avec sa fiancée, le repli en ambulance vers Dunkerque - "les salauds tiraient dessus" -, l'enfer de Zuydcoote, les copains qui coulent devant lui, son propre embarquement, le bateau n'est pas touché, le bateau passe, il est sauvé, pourquoi... De très loin il devine la côte anglaise. Il retire du fond de la poche de poitrine gauche de sa chemise militaire le petit miroir rond que sa fiancée lui avait envoyé dans un colis au campement de Sissonne pendant la drôle de guerre. La glace est fêlée. Derrière, elle avait collé un portrait que son frère, amateur de photographie, avait fait d'elle... Il est vivant mais les siens sont peut-être morts au cours d'un bombardement. Le monde a chaviré, le monde a basculé à nouveau dans un trou noir, malgré le sacrifice des anciens... Chaque matin, il allait fumer sa première cigarette de la journée au fond de la cour en attendant que le café passe. Il revoyait le film de sa vie et méditait. Il pensait avoir gardé son coeur d'enfant, ses rêves de dix ans...