mardi 7 février 2012, par Jean-Pierre Terrail
Les pratiques d’évaluation à tout bout de champ ont beau envahir nos activités professionnelles, il reste très peu fréquent que les décisions politiques soient prises à partir d’un examen sérieux et précis des raisons de l’échec ou des limites des politiques précédemment à l’œuvre. Le domaine scolaire ne fait pas exception à la règle, comme en témoigne la théorie des mesures dites de "lutte contre l’échec scolaire" qui se sont succédé depuis la grande rénovation de l’enseignement élémentaire dans les années 1970/80. Et il en va de même des plus récentes : sur quel examen des raisons de la persistance de l’échec scolaire de masse se sont appuyés les gouvernements de droite et le PS pour décréter que le socle commun de connaissances et de compétences était ce qui convenait le mieux aux élèves en difficulté ?
Or une pensée pédagogique qui ne tirerait pas les leçons de l’expérience serait évidemment une pensée figée, qui se condamnerait soit à en reproduire les erreurs à l’infini, soit à proposer de supposées novations qui ne disposeront d’aucune garantie de pertinence, soit enfin à prendre acte de ses échecs en en reportant la responsabilité sur les insuffisances d’élèves qu’on vouera dès lors au SMIC culturel. Aucune de ces alternatives ne laisse la moindre place à une relance possible de la démocratisation de notre système éducatif.
S’il n’y a donc pas d’autre voie, tirer les leçons de l’expérience est souvent une entreprise exigeante, intellectuellement et politiquement. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de revenir sur les quatre dernières décennies de notre enseignement élémentaire. La période est marquée par une transformation profonde de la pensée pédagogique dominante et par un bouleversement des façons d’enseigner. Les tenants d’une école démocratique y ont joué un rôle central. Sans vouloir occulter les différences et les tensions, on peut dire que la rénovation pédagogique a bénéficié d’un très large consensus, dans lequel l’alliance entre progressisme politique et progressisme pédagogique a pesé de façon non négligeable.
De ce fait, ceux qui partagent aujourd’hui le plus spontanément l’idéal d’une école de la réussite pour tous sont aussi ceux (eux et leurs héritiers de pensée) qui ont été le plus engagés dans la mise en place d’une réforme qui exhibe aujourd’hui ses limites, et dans la défense de ses principes: revenir sur ces derniers ne saurait aller de soi et pourtant leur participation est indispensable à une véritable relance de la démocratisation scolaire...
Ce que montre suffisamment l’expérience de quatre décennies, c’est bien qu’adapter l’enseignement aux manques des publics défavorisés ne contribue pas à leur réussite. Du coup c’est le présupposé fondamental de cette démarche d’adaptation qu’il convient de soumettre à la question : celui qui réduit ces publics à ce qui paraît leur faire défaut pour réussir...
Nell Keddie oppose ainsi les enseignements qui sont conçus d’abord en fonction des contenus et de leur logique propre, et ceux qui sont conçus d’abord en fonction des élèves.
L’entreprise de rénovation pédagogique de l’école élémentaire française des années 1970/80, et toutes les mesures qui l’ont prolongée, jusqu’à l’instauration aujourd’hui du « socle commun de connaissances et de compétences », se sont manifestement inscrites dans la seconde perspective. On en connaît les résultats, quelles qu’aient été les intentions démocratiques là aussi de beaucoup de protagonistes de ces réformes, qui entendaient bien conduire les « publics difficiles » sur les chemins d’une appropriation véritable de la culture écrite.
Pour sortir de l’impasse, on ne voit pas d’autre solution dès lors que d’explorer le premier terme de cette alternative. Pas d’autre solution autrement dit que de repenser les enseignements en fonction des contenus et de leur logique propre. Il ne s’agit évidemment pas pour autant d’ignorer la difficulté intrinsèque des apprentissages et de se désintéresser de la façon dont les élèves vont pouvoir s’y confronter et la surmonter. Mais « l’adaptation » aux élèves doit se faire sans perdre de vue l’exigence des contenus et de leur logique propre...
Qu’ont donc les enfants du peuple, que méconnaît toujours la perspective comparatiste ? Quelque chose d’évident, mais dont il faut mesurer toutes les conséquences : ils sont les protagonistes de notre commune humanité. Ils en partagent les biens universels, à commencer par l’accès à la parole, une qualité à vrai dire essentielle pour notre propos. Certes, ils pratiquent rarement le langage châtié des beaux quartiers. Mais en prenant la peine de distinguer les façons de parler de l’accès à la parole lui-même, l’on doit bien constater que si leurs « performances » linguistiques ne sont pas celles de l’oral cultivé ou apprêté, ils partagent avec tout humain une « compétence » linguistique de base – la capacité à enregistrer et utiliser des mots nouveaux, à construire des phrases, à comprendre et se faire comprendre.
Or l’examen attentif des actes de parole et des fonctionnements du langage en général montre qu’on ne saurait s’approprier cette compétence de base sans se doter simultanément d’un outillage mental comprenant tout particulièrement les capacités d’abstraction, de raisonnement logique, de pensée réfléchie. L’observation des façons de penser et des performances intellectuelles dans les sociétés de tradition orale, comme chez les enfants de moins de six ans, à suivre les recherches post-piagétiennes les plus récentes de la psycholinguistique, confirme que cet outillage mental est bien lui aussi un apanage de commune humanité. C’est en ce sens que nous pouvons entendre et reprendre à notre compte l’intuition provocante de Joseph Jacotot, soutenant au début du 19ème siècle le principe de « l’égalité des intelligences » : celles-ci sont certes toutes différentes, mais à six ans, au moment de l’entrée dans la culture écrite, tous les enfants disposent du même outillage mental de base. Un outillage nécessaire et suffisant pour entrer normalement dans la culture écrite.
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