L'Autre de moi-même n'était pas forcément triste. Je m'en apercevais quand je riais toute seule. Mon Autre avait la patience et la douceur, la colère et la violence des clowns. Je m'adressais à lui en attendant un sort meilleur. Entre les planches disjointes des palissades, nous regardions ensemble le monde extérieur. Il apparaissait strié, rayé. Les passants qui marchaient librement dans la rue ne voyaient pas ce treillage qui les fragmentait à leur insu. Notre point de vue permettait de deviner le spectre de la vie, son armature secrète, ses lignes de partage. Je voyais sans le voir, en même temps, un corps en mouvement barré par une lame de bois. Les barreaux se fondaient l'un en l'autre au rythme des marcheurs. Les façades des immeubles, bien ancrées dans le sol, montraient une continuité en tranches, qu'il était possible de suivre de fente en fente. Je poursuivais ainsi mes souvenirs, qui fuyaient en séries d'images découpées. Les mains devant les yeux pour mieux me concentrer, je tâchais de les fixer à travers les fentes de mes doigts écartés.